Le danger d’une histoire unique | Facing History & Ourselves
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Le danger d’une histoire unique

L’écrivaine nigériane Chimamanda Adichie nous met au défi de considérer le pouvoir des histoires pour influencer l’identité, façonner les stéréotypes et construire des chemins vers l’empathie.
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This resource is intended for educators in France. Cette ressource est destinée aux enseignants en France.

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  • Droits humains, droits civiques
  • Histoire de la Shoah
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Date of Publication: August 2016

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L’écrivaine nigériane Chimamanda Adichie décrit les effets que les étiquettes peuvent avoir sur notre façon de nous percevoir ou de percevoir les autres.

Je suis conteuse. Et j’aimerais vous raconter quelques histoires qui me sont personnellement arrivées à propos de ce que j’aime appeler “le danger de l’histoire unique”. J’ai grandi sur un campus universitaire au Nigéria oriental. Ma mère dit que j’ai commencé à lire à l’âge de deux ans, même si je pense que l’âge de quatre ans est plus conforme à la vérité. J’étais donc une lectrice précoce. Et ce que je lisais, c’étaient des livres pour enfants britanniques et américains. 

J’étais aussi un écrivain précoce. Et quand j’ai commencé à écrire, vers l’âge de sept ans, des histoires écrites à la main et illustrées aux crayons de couleur que ma pauvre mère était obligée de lire, j’écrivais des histoires exactement du même type que celles que je lisais. Tous mes personnages étaient des Blancs aux yeux bleus. Ils jouaient dans la neige Ils mangeaient des pommes. Et ils parlaient beaucoup du temps qu’il faisait, se réjouissaient du retour du beau temps. Et tout cela malgré le fait que j’habitais au Nigéria. Je n’étais jamais sortie du Nigéria. Il n’y avait pas de neige chez nous. On mangeait des mangues. Et nous ne parlions jamais du temps qu’il faisait, parce que nous n’en avions pas besoin... 

Ce que cela démontre, à mon avis, c’est à quel point nous sommes influençables et vulnérables face à une histoire, et plus encore lorsqu’on est enfant. Comme tous les livres que j’avais lu comportaient des personnages étrangers, j’avais développé la conviction que les livres, par leur nature même, devaient présenter des étrangers, et se devaient de parler de choses avec lesquelles je ne pouvais pas m’identifier. Or tout a changé quand j’ai découvert des livres africains. Il n’y en avait pas beaucoup. Et ils n’étaient pas aussi faciles à trouver que les romans étrangers. 

Mais grâce à des écrivains tels que Chinua Achebe et Camara Laye, j’ai opéré un changement dans ma perception de la littérature. Je me suis rendue compte que des gens comme moi, des filles à la peau couleur chocolat, qui ne pouvaient pas faire de queue de cheval avec leurs cheveux frisés, pouvaient, elles aussi, exister dans la littérature. J’ai commencé à écrire à propos des choses que je pouvais reconnaître. 

Il faut dire que j’avais adoré les livres américains et britanniques que j’avais lus. Ils avaient stimulé mon imagination. Ils m’avaient fait découvrir de nouveaux mondes. Mais le corollaire involontaire de ces lectures était que j’ignorais que des gens comme moi pouvaient exister dans la littérature. Alors la découverte des écrivains africains m’a apporté la chose suivante : elle m’a préservée de la croyance en une histoire unique dans ma conception des livres. 

Je suis originaire d’une famille nigériane traditionnelle appartenant à la classe moyenne. Mon père était enseignant. Ma mère était administratrice. Nous avions donc, et c’était la norme, des domestiques qui habitaient avec nous et qui étaient souvent originaires des villages proches. Alors l’année de mon huitième anniversaire nous avons embauché un nouveau domestique. Il s’appelait Fide. La seule chose que notre mère nous a dit à propos de lui, c’était que sa famille était très pauvre. Ma mère envoyait des ignames et du riz, ainsi que nos vieux habits, à sa famille. Et quand je ne finissais pas mon dîner ma mère me disait, “Finis ta nourriture ! Tu n’es pas au courant ? Il y a des gens comme la famille de Fide qui n’ont rien”. Alors je ressentais une immense pitié envers la famille de Fide. 

Un samedi nous sommes allés en visite dans son village. Et sa mère nous a montré une corbeille avec de très beaux motifs, faite avec du raphia teint, que son frère avait fabriquée. J’étais surprise. Il ne m’était pas venu à l’esprit que quiconque dans sa famille puisse vraiment fabriquer quelque chose. Tout ce que j’avais entendu à leur propos, c’était combien ils étaient pauvres, de telle sorte qu’il m’était devenu impossible de les percevoir comme autre chose que des gens pauvres. J’avais fait de leur pauvreté une histoire unique. 

Plusieurs années plus tard, j’ai pensé à cela quand j’ai quitté le Nigéria pour poursuivre mes études universitaires aux États-Unis. J’avais 19 ans. Ma camarade de chambre américaine était choquée par moi. Elle m’a demandé où j’avais appris à parler si bien l’anglais, et était perplexe quand j’ai dit que le Nigéria utilisait l’anglais comme langue officielle. Elle m’a demandé si elle pouvait écouter ce qu’elle appelait ma “musique tribale”, et fut par conséquent très déçue quand j’ai sorti ma cassette de Mariah Carey. Elle présumait que je ne savais pas me servir d’un fourneau. 

Ce qui m’a frappée, c’était qu’elle avait ressenti de la pitié pour moi avant même de me connaître. Sa position par défaut face à moi, en tant qu’Africaine, était une sorte de pitié, condescendante et bien intentionnée. Ma camarade de chambre connaissait une seule histoire de l’Afrique. Celle de la catastrophe. Dans cette histoire unique, il n’y avait aucune possibilité que des Africains puissent lui ressembler, de quelque façon que ce soit. Aucune possibilité de sentiments plus complexes que la pitié. Aucune possibilité d’un rapport entre humains égaux.

Je dois avouer qu’avant de partir pour les Ėtats-Unis, je ne m’étais pas identifiée consciemment comme Africaine Mais aux Ėtats-Unis, dès qu’on parlait d’Afrique, les gens se tournaient vers moi. Aucune importance que j’ignore tout de pays comme la Namibie. Mais j’en suis venue à adopter cette nouvelle identité. Et sur de nombreux aspects je me considère maintenant comme Africaine… 

Alors, après avoir passé quelques années aux USA en tant qu’Africaine, je commençais à comprendre la réaction de ma camarade de chambre envers moi Si je n’avais pas grandi au Nigéria, et si toute ma connaissance de l’Afrique s’était limitée aux images populaires, moi aussi j’aurais pensé que l’Afrique était un lieu plein de beaux paysages, de beaux animaux, et de gens incompréhensibles, enrôlés dans des guerres insensées, mourant de pauvreté et du SIDA, incapables de s’exprimer par eux-mêmes, et qui attendent d’être sauvés, par un gentil étranger, blanc. J’aurais vu les Africains de la même manière que, moi, enfant, j’avais vu la famille de Fide… 

C’est ainsi que j’ai commencé à comprendre que ma camarade de chambre américaine avait dû, tout au long de sa vie, voir et écouter différentes versions de cette histoire unique… 

Cependant je me dois de préciser à mon tour que je suis tout autant coupable, en ce qui concerne l’histoire unique. Il y a quelques années, je suis allée au Mexique depuis les États-Unis. À l’époque, le climat politique aux États-Unis était tendu. Et les débats sur l’immigration battaient leur plein. Et, comme souvent aux USA, l’immigration était devenue synonyme de Mexicains. Il y avait sans arrêts des histoires sur les Mexicains, les présentant comme des gens qui excroquaient la sécurité sociale, qui traversaient illégalement la frontière, qui se faisaient arrêter à la frontière, et ainsi de suite. 

Je me rappelle ma première journée à Guadalajara, je me promenais en ville, observant les gens qui partaient au travail, qui roulaient des tortillas au marché, qui fumaient, riaient. Je me souviens qu’au départ, j’étais un peu surprise. Puis je fus submergée de honte. Je réalisai que j’avais été tellement influencée par la médiatisation de ces Mexicains qu’ils en étaient réduits à devenir une entité unique dans mon esprit, le misérable immigré. J’avais avalé toute crue l’histoire unique sur les Mexicains et je m’étais sentie honteuse au possible. C’est comme ça que l’on fabrique l’histoire unique, présenter un peuple entier comme une entité, comme une unique entité, encore et encore, et c’est ce qu’ils finissent par devenir. 

Il est impossible de parler de l’histoire unique sans évoquer le pouvoir. Il y a un mot, un mot en Igbo, qui me vient en tête chaque fois que je pense aux structures au pouvoir dans le monde, et c’est “nkali”. C’est un substantif qui se traduit à peu près en “être plus grand qu’un autre”. Tout comme nos univers économiques et politiques, les histoires aussi sont définies par le principe de nkali. Comment elles sont narrées, qui les raconte, le moment où elles sont racontées, combien on en raconte, tout cela dépend vraiment du pouvoir. 

Avoir ce pouvoir, c’est être capable non seulement de raconter l’histoire d’une autre personne, mais d’en faire l’histoire définitive de cette personne. Le poète palestinien Mourid Barghouti écrit que si l’on veut déposséder un peuple, la façon la plus simple est de raconter leur histoire, en commençant par le “deuxièmement”. Commencez l’histoire par les flèches des Américains natifs, et non par l’arrivée des Anglais, et vous obtiendrez une histoire complètement différente. Commencez l’histoire par l’échec de tel Etat africain, et non par la création coloniale de cet Etat africain, et vous obtiendrez une histoire complètement différente… 

Quand j’ai appris, il y a quelques années, que l’on attendait des écrivains qu’ils aient vécu des enfances vraiment malheureuses afin d’avoir du succès, j’ai commencé à imaginer comment je pourrais inventer des choses horribles que mes parents m’auraient fait subir. (Rires) Mais la vérité est que j’ai eu une enfance très heureuse, pleine de rire et d’affection, au sein d’une famille unie. 

Cependant mes grand-pères sont morts dans des camps de réfugiés. Mon cousin Polle est mort faute d’accès à des soins médicaux adaptés. Un de mes meilleurs amis, Okoloma, est mort dans un accident d’avion parce que nos camions de pompiers n’avaient pas d’eau. J’ai grandi sous des gouvernements militaires répressifs qui firent peu de cas de l’éducation, si bien que parfois mes parents ne touchaient pas leurs salaires. Ainsi, enfant, j’ai vu la confiture disparaître de la table au petit-déjeuner, puis, la margarine a disparu, et ensuite le pain est devenu trop cher, puis on a rationné le lait. Mais par dessus tout, une sorte de crainte politique standardisée avait envahi nos vies. 

Toutes ces histoires m’ont façonnée. Mais n’insister que sur ces histoires négatives ne fait qu’aplatir mon expérience, et ignorer toutes les autres histoires qui m’ont formée. L’histoire unique crée des stéréotypes. Et le problème avec les stéréotypes n’est pas qu’ils sont faux, mais qu’ils sont incomplets. Ils font de l’histoire unique la seule histoire. 

Bien sûr, l’Afrique est un continent plein de catastrophes. Il y en a d’immenses, telles les viols horribles au Congo. Et aussi des déprimantes, comme le fait que 5000 personnes postulent pour un seul poste vacant au Nigéria. Mais il y a aussi d’autres histoires à propos d’autre choses que des catastrophes. Et il est très important, tout aussi important, de les évoquer. 

J’ai toujours senti qu’il est impossible d’aborder correctement un lieu ou une personne sans aborder toutes les histoires de ce lieu ou de cette personne. La conséquence de l’histoire unique est celle-ci : elle vole leur dignité aux gens. Elle nous empêche de nous considérer égaux en tant qu’humain. Elle met l’accent sur nos différences plutôt que sur nos ressemblances. 

Qu’en aurait-il été si, avant mon voyage au Mexique, j’avais suivi le débat sur l’immigration des deux côtés, le côté Étasunien et le côté mexicain? Et si ma mère nous avait dit que la famille de Fide était pauvre et travailleuse? Et si nous avions un réseau de télévision africain qui diffusait des histoires africaines diverses partout dans le monde? Ce que l’écrivain nigérian Chinua Achebe appelle “un équilibre des histoires”. 

Et si ma camarade de chambre avait connu mon éditeur nigérian, Mukta Bakaray, un homme remarquable qui a quitté son poste à la banque pour poursuivre son rêve de créer une maison d’édition? Or, d’après la pensée populaire, les Nigérians ne lisent pas de littérature. Il n’était pas d’accord. Il était d’avis que les gens qui pouvaient lire, liraient, si on mettait à leur disposition une littérature abordable… 

Si ma camarade de chambre avait connu mon amie Fumi Onda, une femme courageuse qui anime une émission de télévision à Lagos, et qui a fermement décidé de présenter les histoires que l’on aimerait oublier? Et si ma camarade de chambre avait entendu parler de l’opération du cœur qui avait été effectuée à l’hôpital de Lagos la semaine dernière? Si ma camarade de chambre avait connu la musique contemporaine nigériane? Des gens doués qui chantent en anglais ou en pidgin, et en igbo et yoruba et ijo, en mélangeant les influences allant de Jay-Z jusqu’à Fela en passant par Bob Marley, avec la musique de leurs ancètres. Si ma camarade chambre avait entendu parler de la jeune avocate qui, récemment, est allée devant les tribunaux au Nigéria pour contrer une loi ridicule exigeant que les femmes obtiennent la permission de leurs maris pour renouveler leurs passeports ? Et si ma camarade de chambre connaissait Nollywood, plein de gens innovateurs qui font des films malgré les nombreux obstacles techniques ? Des films si populaires qu’ils sont vraiment la meilleur illustration de Nigérians qui consomment ce qu’ils produisent. Si ma camarade de chambre avait rencontré ma coiffeuse de nattes incroyablement ambitieuse, qui vient de lancer sa propre affaire de vente d’extensions de cheveux ? Ou à propos des millions d’autres Nigérians qui montent des affaires et parfois échouent, mais continuent d’avoir de l’ambition ? 

Chaque fois que rentre chez moi, je fais face aux habituelles causes d’irritation pour la plupart des Nigérians: notre infrastructure en échec, notre gouvernement en échec. Mais je vois aussi la ténacité incroyable des gens qui s’épanouissent malgré le gouvernement, plutôt que grâce au gouvernement. Chaque été, j’anime des ateliers d’écriture à Lagos. Et je trouve formidable le nombre de personnes qui s’inscrivent, le nombre de personnes qui ont hâte d’écrire, pour raconter des histoires… 

De nombreuses histoires sont importantes. Les histoires ont été utilisées pour déposséder et pour calomnier. Mais elles peuvent aussi être utilisées pour renforcer, et pour humaniser. Les histoires peuvent briser la dignité d’un peuple. Mais les histoires peuvent aussi réparer cette dignité brisée. 

L’écrivain américaine Alice Walker a écrit ceci à propos de ses parents du Sud qui avaient déménagé au Nord. Elle leur a présenté un livre sur le mode de vie qu’ils avaient quitté. “Ils se sont assis tout autour, lisant le livre, et en écoutant ma lecture,et une sorte de paradis a été retrouvé.” Je voudrais vous laisser avec cette pensée : Quand on refuse l’histoire unique, quand on se rend compte qu’il n’y a jamais une seule histoire à propos d’un lieu quel qu’il soit, nous retrouvons une sorte de paradis. 1

Connexions

  1. Imaginez une charte d’identité pour Chimamanda Adichie. Quelles étiquettes sur le tableau représentent comment elle considère sa propre identité ? Quelles sont celles qui représentent la façon dont d’autres la voient ?
  2. Que veut dire Chimamanda lorsqu’elle parle d’une « histoire unique » ? Quels exemples donne-t-elle ? Pourquoi croit-elle que les « histoires uniques » sont dangereuses ?
  3. Réfléchissez au concept d’ « histoires uniques » sous différents angles, en considérant par exemple l’origine raciale, la classe sociale, l’identité régionale ou nationale, l’identité sexuelle et l’orientation sexuelle. Y a-t-il une seule histoire que les autres utilisent souvent pour vous définir ? Pouvez-vous penser à d’autres exemples d’« histoires uniques » qui pourraient faire partie de votre propre vision du monde ? D’où viennent ces « histoires uniques » ? Comment trouver un « équilibre des histoires » ? 
  4. Chimamanda elle-même admet parfois définir les autres en utilisant une seule histoire. Pourquoi les gens commettent-ils parfois les mêmes erreurs que celles qu’ils voient si facilement commises par les autres ?
  • 1Chimamanda Adichie, « The Danger of a Single Story », vidéo TED (filmée en juillet 2009, publiée en octobre 2009), 18h49, consultée le 7 août 2019.

How to Cite This Texte

Facing History & Ourselves, "Le danger d’une histoire unique," last updated January 27, 2021.

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— Gabriela Calderon-Espinal, Bay Shore, NY